Notre plus belle Saint-Valentin… Avec Yves Jamait.

Nous sommes le 14 février 2014 et ce soir nous jouons au Casino de Paris, en première partie de Yves Jamait.

C’est la première fois que nous jouons dans une aussi grande salle. 1350 sièges. Depuis le trottoir d’en face je contemple le ciel gris fer trancher avec les coeurs de papier rose, petites loupiotes funambules dans l’air de la rue de Clichy. Les commerçants ont bien fait leur job et la Saint-Valentin est arrivée jusqu’à l’entrée des artistes. Le Casino de Paris a ouvert son grand portail rouge aux musiciens et à des types en noir qui font rouler des caisses de matériel.
Pendant que Thierry gare la voiture, je suis sensée entrer et déposer nos instruments mais je suis hypnotisée. Je savoure l’instant malgré une marée de papillons qui déferle sur mon estomac.

Regard à gauche, à droite, je descends du trottoir en évitant les flaques et je suis transpercée d’un éclair. La foudre sans doute ? Un coup de foudre un 14 février ?
Ma jambe est raide et je ne peux plus bouger mon pied, bloqué sous la roue d’une grosse Mercedes.
Je tambourine sur le capot en hurlant et le conducteur m’engueule. De son point de vue, je suis une folle sortie de nulle part, il ne comprend pas qu’il est en train d’écraser mes orteils.
Les passants font mine de ne rien voir, moi je me vois déjà privée de cette soirée tant attendue. Ça coule sur mes joues pendant que la berline recule doucement pour me soulager et que Thierry accourt, aussi pâle qu’incrédule.
Pharmacie, arnica, paracétamol, je respire le plus calmement possible. Balances dans 30 minutes.

Je garde pour moi l’idée de faire mon entrée au Casino de Paris dans les bras de mon amoureux. J’agrippe ma basse et clopine entre les flight cases de sono et les serpents de cables jusqu’à un escalier de service.
Thierry court d’une pièce à l’autre, me cale sur une chaise dans les loges, masse mon pied, installe et accorde mon instrument sur le plateau pendant que je récupère.
Je pense aux photos encadrées aperçues dans les couloirs : Joséphine Baker, Serge Gainsbourg, Lou Reed, Misstinguett, Zizi jeanmaire… Après les jambes interminables de Mistinguett et de Zizi, les doigts de pieds écrabouillés de Lili.

Le théâtre est tapissé de velours cramoisi, d’or et de cristal. Les ovations et les bravos du siècle dernier tournent encore dans l’air, la magie nous enveloppe. J’ai oublié la douleur.
Après les balances, nous visitons le hall et je me prends pour une enfant du Paradis*. J’entends la voix d’Arletti. “Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour”.
Je me blottis contre Thierry.

20h30. Prêts à bondir sur le plateau, nous sommes devancés par Yves Jamait. C’est la première fois que nous ouvrons la soirée pour lui et nous ne connaissons pas ses habitudes.
La gavroche espiègle, le menton fraîchement rasé, il débarque sur scène et le public lui fait un triomphe. Yves et son public, c’est une grande histoire d’amour. “Mes amis, il n’y a pas de bon spectacle sans une bonne première partie et ce soir, je peux vous dire que vous avez de la chance : voici Thierry et Lili !”
Il nous rejoint en coulisse et nous dit en rigolant “allez-y les copains, je crois qu’ils sont chauds !”
J’en ai les yeux humides tellement c’est gentil, tellement c’est généreux et rare d’être accueilli comme ça.

Je lance à Thierry le regard habituel. Celui qui murmure “heureusement qu’on est là tous les deux parce que je me demande ce que je fabrique ici”. J’ai les jambes engourdies et ça pulse dans ma gorge. Je n’ai plus de salive. En cinq ou six enjambées nous sommes sous les projecteurs d’une salle comble qui nous applaudit à tout rompre.
Quinze minutes plus tard, standing ovation et rappel. Un sourire vissé aux oreilles, nous évitons de nous regarder. Pendant le salut, je glisse ma main dans celle de Thierry et il la serre plusieurs fois comme s’il télégraphiait des mots doux.
Difficile de quitter la scène, de s’arracher à l’onde de chaleur humaine qui va et vient entre nous et la salle.
Un géant qui traînait en coulisse nous fait signe d’approcher. C’est le régisseur à la voix éraillée qu’on avait vu engueuler deux électros dans l’après-midi.
On a dû jouer trop longtemps. Je bégaye quelques mots d’excuses mais il m’interrompt.
“En 30 ans de Casino, j’en ai vu défiler du beau linge. Je pensais pas que je verrais un jour le public se lever pour une première partie. Bravo les jeunes.”
Les jeunes… “Oh merci monsieur”.
Nos fronts perlent encore de sueur quand nous arrivons dans le hall pour nous fondre dans le public. Notre valise de CD se vide en quelques minutes, nous prenons des photos, nous faisons des dédicaces et de belles rencontres.

Après le spectacle de Yves et de ses musiciens, il y a de l’électricité et un tourbillon d’amour dans l’air. Mes yeux et mes oreilles enregistrent. Je voudrais que le temps s’arrête ici pour toujours mais février nous attend. Après des accolades chaleureuses et des promesses de retrouvailles, nous franchissons à nouveau le seuil du grand portail rouge pour nous perdre dans les rues de Paris.
Thierry avance en fixant le bitume. Je voudrais lui dire que la voiture est garée dans l’autre sens mais je préfère retenir la magie.
Il pleut. Je lève la tête vers les lampions de la Saint-Valentin qui gigotent dans la nuit, comme un fil d’ariane entre nous et notre bonne étoile.

*”Les enfants du Paradis, film de Marcel Carné et Jacques Prévert, un de mes préférés.

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